Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
beninfracas.over-blog.com

Un journal, des réflexions, des lecture, de la poésie et quelques envies

Sensibles - Kacimi

Publié le 22 Septembre 2021 par F. B.

Ça ne passait pas…

 

 

Je découvre ce matin le livre de Nedjma Kacimi, Sensible, acheté sur les conseils de Sylvain et je suis tout de suite happé. Beaucoup de livres sur l’Algérie, beaucoup d’écrits, mais peu me happent, peu m’entrainent avec eux, comme celui-ci… C’est une phrase, c’est une prose…peut-être des accents Céliniens, en tout cas une prise directe au lecteur, l’impression qu’elle nous attrape par le col de la chemise et qu’elle ne tient pas à le lâcher… ça me rappelle mes premières passes d’arme étudiantes, lorsque nous étions tous réunis autour de la petite table de la cuisine, éclusant les bouteilles de Côte du Rhône de « l’Arabe » du coin… L’arabe du coin, déjà, le seul commerce qui ne fermait pas de la nuit…

Toujours est-il que l’essai de Nedjma me happe comme m’avait happé « des hommes » de Mauvignier. Tout de suite mon oncle alcoolique s’était invité à table dans le roman de Mauvignier, ici je vois la mère de Fouad mon copain d’enfance, parlant de « Stockmarché » dans son mauvais français. On souriait en l’écoutant car elle avait cet accent et ces phrases toutes alambiquées. « Fouad y peut pas venir chez toi, y va à Stockmarché... » Fouad baissait la tête, il avait honte de l’entendre, il savait qu’on ne dirait rien, mais nos sourires lui signifiaient bien assez.

 

            Nedjma Kacimi me fait penser à ces chiens de berger virevoltants…Elle prend parfois de grands détours pour étayer ses démonstrations, mais retombe toujours sur ses pieds. Elle est assise en face de moi dans la cuisine…Elle frappe des mains, se frappe le front devant le creux de mon argumentation, se reprend, s’esclaffe… Me dit « Attends, attends, tu vas finir par comprendre… »

            Je sens bien que l’inconscient collectif ne veut pas entendre ce qu’elle a à nous dire, ce qu’ils ont à nous dire, tous ces gens qui écrivent sur l’Algérie. Tous ces gens qui s’échinent à expliquer ce passé qui ne passe pas. D’ailleurs si les mots ont un sens, c’est un peu comme si on avait dressé un catafalque sur ce qui s’est vraiment passé. En parlant de la guerre d’Algérie, on a toujours parlé des « événements », plutôt que des atrocités, de la torture et de tout ce qui faisait la densité de ces combats. On dépeint cette guerre en creux.

En mutisme et en silence.

En malaise et en refoulement.

 

Nedjma Kacimi indique d’entrée de jeu qu’elle sort la pelle de l’archéologie et qu’elle entend bien remuer cette merde du passé. Attention ça refoule. Reculez d’un pas. Préparons-nous à revivre l’indicible et l’innommable. On va devoir se mettre à table. On n’y échappera pas.

On n’en a pas forcément envie, mais le passé mal digéré s’invite à chaque repas…

Personnellement c’est un sujet qui me préoccupe depuis toujours.

Est-ce parce que déjà enfant mon oncle m’appelait l’Algérien, à cause de mon teint mat, tout bronzé que j’étais.

Est-ce parce que je sentais déjà à ce moment-là que le ton employé n’était pas amical, que l’allusion était là pour faire mal. Comme si je lisais dans ses yeux un relent de haine… « Toi t’es l’Algérien … » Autrement dit, le fourbe, le mauvais, celui qui ne dit pas ce qu’il pense…Sans doute pour cela que l’Algérie m’a toujours fasciné. Depuis l’Ennemi intime de Rotman jusqu’à « Des Hommes » de Mauvignier, j’ai besoin de savoir, de comprendre, comme si une partie de mon être s’était elle-même perdue dans ces contrées.

            Et Nedjma tout en se resservant un verre de rouge, nous convoque sur le terrain de la mémoire… A-t-on vraiment discerné ces événements passés ? Peut-on en rire aujourd’hui ? Sait-on en rire ? Peut-on citer un film classique sur la guerre d’Algérie aujourd’hui ? Quand l’Art n’a pas encore su s’emparer d’événements passés, peut-on dire qu’il est « digéré », « symbolisé » ? A-t-on su prendre de la distance, revisiter ces « événements » en leur donnant le relief qu’ils méritent ? Non, trois fois non… Toujours pas… L’humour s’est-il invité ? Encore moins… Ou alors l’humour crasse, l’humour de commissariat, l’humour qui dégrade, qui humilie… mais jamais celui qui permet la distance, la prise de recul…. Saura-t-on un jour rire du « Quarteron » de généraux, pourra-t-on se gausser de Massu, de Salan, de Challe pour l’instant non. Ça ne passe pas. Ça reste là.

 

            Et lire Kacimi, me replonge dans ma propre enfance, dans mes propres émotions, dans ma propre façon d’appréhender ces plaies encore vives de la guerre d’Algérie… On a beau être en 84, ça ne passe pas…

Personnellement je me rappelle comme si c’était hier la découverte du mot « bougnoule ». J’étais chez mon voisin. Monsieur Delarue.  

Denis, Ronan et moi, on habitait la zone pavillonnaire du lotissement du château, quand Fouad, Mounir, Hichem habitaient dans les « HLM » de l’autre côté de la route. La frontière était déjà tracée à ce moment-là, bien dessinée. Mon voisin en parlant d’un maghrébin avait employé le mot « bougnoule ». Je ne connaissais pas ce terme. Je l’avais jamais entendu. J’étais en CE2. Il l’avait fait cogné dans sa bouche comme un coup de poing. Suivi d’un rire nerveux pour désamorcer l’effet produit. Le mot était tombé en cascade sur le tapis de la conversation sans qu’on ne le vit venir, mes amis et moi. Comme un caillou lancé sur la tête de quelqu’un : « bougnoule ». Je me rappelle le malaise de mes copains ; ils n’avaient rien osé dire, mais Ronan le plus âgé avait décrété : « il est raciste », encore un mot nouveau. On n’avait pas répondu au regard de connivence lancé par le voisin. Ce regard qui disait : « Alors vous en êtes, vous aussi des bons français. Vous aussi vous êtes emmerdés par leur présence ? » Bougnoule. C’était là pour faire mal. Ce petit voisin de 50 ans, blanc bec, caché derrière sa moustache dont la mère avait été chez les croix de feu et qui s’en vantait, nous reluquait fièrement…Bien avant Sarkozy et sa racaille…  

La violence qui s’invite dans la conversation ça fascine toujours les gens. C’est pourquoi les mots tombent sur nous comme des couteaux parfois. Comme les « melons » tombés du camion. Avec un certain dédain, une certaine réminiscence de toute la haine emmagasinée, « Bougnoule », « crouilles », « melons », autant de mots qui désignaient les maghrébins ces enfants qui n’avaient pas la même couleur de peau que nous, mais qui pourtant étaient français… Et il vivaient en « HLM », je me souviens qu’on disait « Hachélèm »… Là vivait Fouad, Fouad mon meilleur copain d’enfance, Fouad l’immense, Fouad le tendre, Fouad le drôle, mais certainement pas le Bougnoule…

 

            Et Kacimi a ce talent de me faire revivre ces émotions d’enfant… Bonheur superbe, plein de verve, de rires moqueurs, de cris lancés… Un pont vers l’Algérie, une envie de comprendre, d’expliquer, de dire, de se définir, non en historienne, non en cartésienne, mais en âme sensible, en poétesse du présent, à la lumière de Simone Veil, comprendre ce qui s’est passé, qui sont les « rapatriés » d’Algérie, les Pieds-noirs, les Harkis… Qui sont tous ces gens qui sont « rentrés » et qui sont ceux qui sont partis… Kacimi fait le chemin inverse, elle est allée en Algérie, à contre-courant, tel le saumon remontant sa rivière, pour aller à la source de ses origines familiales…

            Et je termine son livre dans la nuit, frappée par une insomnie, comme s’il était venu me chercher… tel un sujet préoccupant, obsédant, un sujet dont on ne veut pas parler, très souvent… de ces silences pesants qui conduisent au pire, qui conduisent aux extrêmes, au ressentiment…

            L’envie pressante de rencontrer cette femme, l’envie pressante de découvrir Nedjma de Kateb Yacine… car seul la littérature peut nous permettre de dépasser les clichés…

            Pour tout cela « Merci » chère Librairie !

 

 

Sensibles - Kacimi
Commenter cet article