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Un journal, des réflexions, des lecture, de la poésie et quelques envies

Notes de lecture « Ci-gît l’amer » de Cynthia Fleury

Publié le 6 Septembre 2021 par F. B.

 

La vie commence dans un déchirement, un éprouvé de souffrance et d’abandon, on porte en soi toujours ce sentiment étrange « d’une colère enfouie », un ressentiment, une profonde amertume.

 

                Pour désigner cet affect, Cynthia Fleury a recours à l’allemand et au substantif « Groll » qui désigne la rancœur, le fait d’en vouloir à quelqu’un, quelque chose… et souvent ce « en vouloir à » prend la place de la volonté.

                Dépasser ce ressentiment premier pour retrouver la volonté. Nietzsche parlait de « l’intoxication », Scheler évoque « l’auto-empoisonnement ».

 

                Cynthia Fleury précise tout d’abord qu’il faut distinguer le ressentiment de la vengeance. La vengeance implique un passage à l’acte, souvent le désir de vengeance peut s’estomper, quand l’acte est posé, alors que le ressentiment comprend en lui-même sa propre impuissance. Sa propre immobilité, son propre refus d’un recours à une solution. Le ressentiment empêche l’ouverture, il ferme, il forclôt. (Ressentiment de l’avoir (envie) et ressentiment de l’être (jalousie))

 

                Dans une société démocratique qui vise à davantage d’égalitarisme, le ressentiment est très grand. Plus on cherche à atteindre l’idéal d’égalité, plus le sentiment de ressentiment grandit. Ce qui peut paraitre paradoxal.

 

                Le ressentiment est cette « astuce psychique » qui consiste à considérer que c’est toujours la faute des autres et jamais la sienne. (Pas simple, si on part de ce prédicat, de pouvoir prôner une responsabilité collective)

                L’impuissance des gens à construire, acter, entreprendre, provient selon Fleury de cet « enfermement » dans le ressentiment. L’homme du ressentiment est l’homme du faux-self, cher à Winnicott. Il n’agit pas, il réagit.

Il n’est pas, il se masque.

 

D’où un retour nécessaire à l’idée de puissance Nietzschéenne. Pour cela, préservation nécessaire de la « fine membrane » qui existe entre soi et le monde, entre soi et le « hors-moi » cette membrane qui préserve l’homme de la folie, de cette « peur du vide »… Fleury y reviendra à la fin de son essai. Cette peur du « vide » est selon moi très intéressante. Il s’agit des stigmates de la naissance, propre à chaque être. Il s’agit du « non-moi », de l’absence d’objet. L’enfant à sa naissance pense d’abord être inséparable de sa mère, croit sans doute qu’il est en elle, qu’elle est en lui, mais l’illusion tombe très rapidement, sans doute dès l’accouchement, l’intuition de la séparation est inéluctable et petit à petit, l’éducation aidera à accompagner chez lui l’émergence de la puissance de symbolisation. D’où le « Ci git la mère ». (Relire Roussillon sur le sujet)

 

                Le ressentiment est une mise à l’épreuve du monde nécessaire. (Le ressentiment n’est pas que négatif. A l’origine il est inéluctable. La chute de « His majesty the Baby » s’accompagne forcément d’une sensation amère, d’un ressentiment)

                Le ressentiment consiste à « se mesurer à » Il est un échec de l’âme si on s’y enferme, mais il représente une épreuve, un passage si on veut en dégager une vertu. Il est un défi pour chaque âme cherchant à s’affirmer comme vertueuse.

                Cela consiste à résister à l’appétit de la vengeance.

 

                Elle cite ici Montaigne : « La vertu laisse entendre je ne sais quoi de plus grand et de plus actif que de se laisser par une heureuse nature doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celui qui par une douceur et une facilité naturelles mépriserait les offenses reçues, ferait une chose très belle et digne de louanges, mais celui piqué et outré jusqu’au vif d’une offense s’armerait des armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance, et après un grand conflit s’en rendrait enfin maitre, ferait sans doute beaucoup plus. » (Cela me fait ici penser aux attentats du 13 novembre. Le pardon est parfois impossible, la compréhension de l’acte posé difficile à entendre… Les familles se doivent de lutter contre l’aveuglement de la vengeance, ce ressentiment qui les empêchera de faire le deuil de l’être cher.)

 

                Il y a toujours quelque chose qui nous ramène à cette quête du soi, quelque chose qui s’inscrit dans de l’amer, dans cette traversée du désert. Il faut oser affronter le vide qui est en soi, ne pas avoir peur de se sentir esclave, pour comprendre qui est le maître.

                Allusion ici à la thèse Hégélienne du maitre et de l’esclave, ces deux entités que l’on porte tour à tour en soi. On a besoin sans cesse de se mesurer à, de se comparer à, n’est-ce pas là être le valet de, assujetti à… Le ressentiment est en cela une paresse de la pensée. Choisir le ressentiment consiste à choisir la « non-action » « se constituer par rapport à un autre, c’est affaiblir son sujet »

 

                Il s’agit de se détourner de l’attente obsessionnelle de la réparation.

 

                Pour Nietzsche la société moderne a fait triompher les malades, les débiles, les médiocres, le troupeau qu’elle a installé à l’ère du ressentiment de façon globale.

                Le ressentiment demande réparation or la réparation se situe bien souvent ailleurs.

 

                Revient aux premières théories freudiennes, à cette notion de « libido »

                « Il faut pouvoir investir le monde libidinalement, Echapper au ressentiment comme le souligne Nietzsche est le fruit d’un travail, d’un investissement, d’une sublimation des instincts. Ce que Winnicott désigne comme « une attente comblée par le monde ». L’individu n’est pas une unité isolée, il attend une reconnaissance.

 

                Quels sont les mécanismes de ce ressentiment. Il s’agit en fait d’un « processus de victimisation » propre à chaque individu qui ne se sent pas vu, pas compris, et qui au lieu de dire, de nommer les choses, de discerner le problème, d’en circonscrire les raisons, se perd dans les affres du ressentiment, dans cet éternel recommencement propre à Nietzsche, cet éternel retour de la préférence du faible qui est en soi, plutôt que le « fort » qui susciterait en nous « éveil et générosité ».

                L’homme est né. Or naitre, c’est manquer. L’homme se doit alors de dépasser ce manque, de le sublimer, sublimer cette douleur originelle.

 

                Cynthia Fleury s’intéresse à la version pathologique du ressentiment, qui s’exprime de plus en plus souvent chez nos adolescents, par le fameux « trouble oppositionnel avec provocation ».

Ces adolescents d’une susceptibilité exacerbée s’enferment dans une désobéissance systématique. Or pour Cynthia Fleury tout part du déficit attentionnel qui caractérise très souvent l’origine de leur pathologie. Ces adolescents ne savent plus s’émerveiller, se concentrer sur un phénomène. Cette capacité à symboliser. S’instruire c’est se détacher de. L’enjeu de l’éducation est cette séparation. L’accès au savoir permet de donner sens, d’accéder à cette symbolisation. 

                L’édifice de la civilisation pour Freud repose sur ce principe du renoncement à ces pulsions premières. Un renoncement culturel qui régit ensuite les rapports sociaux.

                Hyperactivité, déficit de l’attention, déficit de la capacité à se séparer, à accepter la frustration et à la sublimer, déficit de la symbolisation auxquels viennent s’ajouter le trouble schizo affectif (typique du bipolarisme) et les délires associés de persécution.

                Le sujet a ainsi toujours l’impression qu’on complote contre lui. Il fait appel à la Loi uniquement pour nourrir son ressentiment. La loi est un super Moi. La loi est utilisée comme une dynamique personnelle de réparation.

                Puis Cynthia Fleury s’intéresse au cadre de l’analyse, à la gestion de la haine dans le contre-transfert cher à Winnicott. A ce que le cadre permet l’émergence de sentiments négatifs.

                Le ressentiment demande une focalisation sur un objet humain ou non-humain, il exige la répétition, la focalisation et la répétition avec un angle de vue qui ne prend plus l’objet dans sa globalité, dans sa nuance, mais uniquement à travers le prisme de sa propre souffrance.

 

                S’intéresse ensuite à Adorno, Honneth et toute l’école des philosophes de Francfurt.

Adorno conçoit l’écriture comme un acte de résistance au ressentiment lui-même. Ne pas s’illusionner sur le « soi indemne ».

 

                Comme Karl Ove Knausgaard le fait dans « Fin de Combat », Cynthia Fleury s’intéresse à Hitler et à son accession au pouvoir. On peut se dire que l’homme qui incarne le Mal au XXème siècle est venu au pouvoir par sa seule force de persuasion mais on peut se dire aussi et c’est la thèse de Wilhelm Reich (1933) que la masse, le côté « apolitique » des gens, cette masse du ressentiment a créé le monstre qu’il est devenu. Hitler n’est il pas le monstre dont une foule avait besoin pour soigner son ressentiment.

 

                Cynthia Fleury explore les écrits d’Otto Rank notamment « le traumatisme de la naissance »

 

Livre précurseur sur le psychisme des premiers stades de la vie, Le Traumatisme de la naissance a permis à Melanie Klein ou Donald Winnicott de construire leur oeuvre. Pourquoi la mère est-elle tantôt objet d’amour, tantôt objet de haine ? Pourquoi les moments de séparation sont-ils générateurs d’une si profonde angoisse chez le nourrisson ? Pour Otto Rank, que Freud considérait comme son "fils adoptif", le traumatisme de la naissance n’est pas celui de l’accouchement, il s’agit plutôt d’une perte. Chaque nouvelle vie trouve son premier objet, la mère, pour le perdre aussitôt : c’est la catastrophe originaire. Même avec la plus douce des mères et la naissance la moins violente, l’être humain naît dans l’angoisse. Voici l’acte premier d’une tragédie qui se vit autant dans le corps que dans le psychisme, et qui ouvre à notre relation ambivalente à la mère, avant tout Œdipe.

 

                Nous sommes ces pantins désarticulés, êtres d’émotions froissées qui devant l’impossibilité de ne jamais se connaitre, l’ampleur de la tâche que représente l’analyse, se jettent dans les bras de la foule, de l’opinion publique nourrie du ressentiment et de biais cognitifs cherchant des coupables plutôt que de se sentir responsables. Endosser la responsabilité d’être, se sentir vivant, épanoui sexuellement, dominer ses pulsions est bien trop dur. L’être glisse alors dans une position victimaire se cherche des boucs émissaires, comme ce fut le cas en 1933. Hitler n’est pas un leader si charismatique que ça, en revanche la foule qui l’a porté au pouvoir a fait preuve du plus grand des ressentiments qui soit, la haine, la victimisation dans laquelle a su se complaire le peuple allemand pour expliquer sa difficulté à s’assumer, à dépasser « l’amer » de la grande guerre, ont porté au pouvoir cet homme. Le ressentiment fut le moteur de ces élections et la porte ouverte à la noirceur de leurs émotions. Fleury l’analyse à l’aulne du texte de Wilhelm Reich, mais grâce aux analyses d’Adorno et de Honneth.

Selon lui, la société capitaliste, productiviste met en avant la quantité sur la qualité, le nombre plutôt que le singulier, la vie perd son essence première celle qui lui donne son sel. La société capitaliste joue sur l’interchangeable, le jetable, la reproduction à l’infini. On perd ce précieux, ce geste de chacun, ce singulier qui nous caractérise et fait l’essence de notre existence. On se diffuse, on se confond, on se perd dans la masse et son opinion, le ressentiment nous agite, on le fait passer pour conviction alors qu’il n’est que reproduction. Mais il est tellement plus facile d’épouser l’opinion commune qui court plutôt que le singulier qui se cache en nous. L’analyse (J’entends par là, le travail analytique) est sans fin tant que l’homme refuse la féminité, refuse de dépasser sa « protestation virile » et tant que le sujet féminin continue d’aspirer à la possession d’un organe génital masculin (p. 169)

 

                « Analyser, éduquer, gouverner » les trois maîtres mots pour Freud. Si l’être humain ne parvient pas à entrer en Analyse, à trouver la séparation par le savoir, à gouverner ses propres pulsions, il est dans l’incapacité d’accéder à l’indépendance psychique intellectuelle et il consent en cela à la servitude. Reich croit en la responsabilité de l’homme. Sortir de la servitude qui lui donne l’illusion de se construire sa propre opinion quand il ne fait que répliquer celle du plus grand nombre, ne parvenant pas à dépasser le ressentiment du trauma premier : celui de la naissance.

 

                Il s’agit de garder ce regard sur l’Ouvert cher à Rilke. Gardons les yeux tournés vers cet horizon. Cette exigence personnelle sur nous-mêmes nous permettra d’accéder au sublime présent, de s’extraire des affres de l’âme humaine. Seule cette « poésis » cet accès au monde peut nous empêcher de sombrer inexorablement. Faire en sorte que l’égo ne prenne pas tout l’espace, et puiser dans la puissance d’un Franz Fanon pour toucher à l’universel. Cynthia Fleury cite Mallarmé et son poème que je ne connaissais pas sur cet enfant disparu Anatole

de son esprit qui a
l’éternité – peut
attendre
     soit mais éternité
     à travers ma vie

transfusion __
 changement de mode
  d’être, voilà tout

Quoi! la mort
 énorme — la
 terrible mort

frapper un si
  petit être

___
je dis à la mort   lâche

hélas! elle est en nous
non dehors

il a creusé notre
tombe
    en mourant

concession

le père seul
   la mère seule
__
   se cachant l’un
   de l’autre
   et cela se retrouve
   _______
ensemble

Ce deuil qui n’a pas de nom, le deuil, celui du père déchu, du père disparu, du père amputé. Ne jamais s’enfermer dans la politique du clivage, du clan, de l’appartenance sclérosée. Eviter la forclusion pour accéder à la déclosion. Sortir de, sortir de l’enclos, de l’espace clos, un exercice du quotidien pour accéder à beaucoup plus grand, un pas de géant, vers un autre courant, toujours poursuivre l’analyse.

 

Franz Fanon « Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. » (Peau noire masques blancs) « Dans le monde où je m’achemine je me crée interminablement » Il s’agit d’aborder l’écriture comme un geste thérapeutique. Fanon écrivain et psychiatre à la fois. Suivre Fanon pour tenter de redonner corps à sa vie, lui redonner substance, écrire pour paradoxalement se sentir moins seul.

 

« Comment résister à la séparation, à l’absence de l’objet et de l’autre, comment résister à ce non-moi envahissant qui me circonscrit ? L’enfant pense d’abord être inséparable de la mère, il croit sans doute qu’elle est lui et lui elle, mais l’illusion tombe très rapidement sans doute dès l’accouchement, l’intuition de la séparation est inéluctable et petit à petit l’éducation aidera à accompagner chez lui l’émergence de la puissance de symbolisation : ci-git la mère »

 

 

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