26 janvier 2012

Mornes contrées désertées de l’enfance, enfouies au fond de mon chagrin. Plages de silences où les arbres fatigués perdent leurs dernières feuilles…Dimanche…je crois…sous le même toit mais très loin les uns des autres.

La vitre m’offre le reflet de cette pluie qui brille et celui de ton visage muré dans cette absence. Absent de tes proches, absent à toi-même. Tu t’enfermes dans des lectures…de ces lectures quotidiennes d’un journal du soir qui déborde d’informations et les déverse chaque jour sur ton vieux bureau en bois.

Et toi, patiemment de les décortiquer, les lire, les comprendre, les découper, les archiver, attelé à cette tâche tel Sisyphe remontant son rocher en haut de la colline. Je suis derrière la porte et j’entends les pages de ce journal que tu tournes soigneusement. J’entends la chaise qui craque, le souffle de ta respiration. Je devine la petite lampe de secrétaire verte, écrasant de lumière ces articles par toi seul étudiés…Méticuleusement, une couverture sur les genoux, tu es tout à ta lecture, loin de nous. J’entrouvre la porte et t’aperçois de dos, légèrement vouté, silencieux, je suis impressionné à l’idée de venir te déranger.

Lorsque l’on voit l’attention que tu portes à cette activité, lorsque l’on recense les mots que tu as pu prononcer dans la journée, on devine que le moment est crucial, fondamental, que le dérangement doit vraiment en valoir la chandelle, car sinon le séisme provoqué pourra et de cela je ne doute pas, nous faire passer l’envie de te déranger avant Noël…

Souvent enfant j’ai été très intimidé par tes silences, ta distance…Ce fossé, ce grand canyon de soucis, ce gouffre de l’incompris, qui séparait tes doutes, tes joies, tes peines de nos préoccupations d’enfants. On pourrait croire que celui que j’étais ne pouvait pas comprendre tes pensées d’adultes et pourtant les émotions que tu pouvais éprouver liées à l’angoisse étouffée sous des monceaux de silence, l’enfant que j’étais, les éprouvait au sens premier du terme. Il vivait tout cela, des trémolos émotionnels anodins, aux angoisses existentielles qui te donnaient mal au ventre, il ressentait tout, n’osait te le dire de peur de t’irriter, mais s’il l’écrit aujourd’hui c’est bien qu’elles l’ont marqué.

Je m’approche de toi, me racle la gorge doucement, pour ne pas te surprendre, pour ne pas t’effrayer. Tel l’oiseau se posant au pied du vieux crocodile assoupi.

Tu relèves soudainement la tête, te retournes doucement et me souffles : « Oui, qu’est-ce que tu veux ? » Aujourd’hui jour de chance, tu acceptes de causer. J’ai très envie de te demander un renseignement pour un devoir quelconque, mais c’est moins le renseignement qui m’importe que le bonheur de t’entendre me répondre, me parler, me voir à travers tes yeux exister.

Il existe des milliers de notices inutiles pour des appareils anodins, mais il manque celle que l’on donnerait au père à la naissance de son fils : « Il a besoin que vous le regardiez ! » Cela peut paraitre futile, stupide et inconvenant : beaucoup de pères mes répondraient : « inutile, pour moi c’est évident ! »et pourtant combien ne le font pas, vraiment !

Regarder l’Autre, c’est donner, offrir une part de soi à l’existence de l’Autre, lui permettre de grandir dans la fierté de ce qu’il fait, la confiance, le plaisir que dégage un regard, pour mieux se voir grandir, se construire. L’enfant que j’étais avait besoin de ce regard.

Je ne dis pas que tu ne l’as pas posé sur moi par instants, il se peut même que je mesure la puissance d’un tel regard à l’aune des rares occasions où tu me l’as offert. Aujourd’hui, chaque fois que je croise le regard de mon propre fils, et que je vois l’énergie qui s’en dégage quand je soutiens celui-ci…je me dis que quelque chose est fané en moi ou du moins n’a pas su se développer. On peut parler d’estime de soi, de confiance, d’assurance, qu’importe, je préférerais parler d’une part d’humanité nécessaire pour comprendre l’Autre, les autres. Cette blessure saigne encore à l’heure qu’il est. Je déplore aujourd’hui cette absence, mais souffre encore plus de tes silences, de cette distance. Tu te plaindras à ta femme, ma mère, de ne pas assez nous voir, ou de vouloir te montrer plus généreux, mais jamais tu n’oserais nous parler dans les yeux, de ces faiblesses, ces blessures et quand bien même, si l’on peut estimer que ces sentiments là sont ton jardin secret, au moins de pouvoir parler de nous…Pourquoi n’as-tu jamais pu nous demander comment on allait ? Aujourd’hui tu me reprocheras de ne pas t’inviter, de me montrer « radin » à tes yeux et de cela je ne reviens pas. Comment peut-on l’expliquer ? Si je ne t’invite pas, c’est peut-être que je deviens moi-même victime de cette distance…Moi-même victime de ce manque de générosité à ton égard…Nos barques se sont éloignées…

Je revois donc ces silences de l’enfance, revisite l’image de cet enfant enrhumé, collant son nez sur le carreau gelé, répétant à l’envi : « papa, j’m’ennuie… » Et de s’entendre répondre : « Oh bon Dieu ! C’est pas possible d’entendre ça ; si tu veux que je te donne des choses à faire…ah si tu pouvais m’aider moi qui ai des copies à corriger, les comptes de la maison à effectuer… » Rajoutant à mon ennui, la culpabilité de n’avoir rien à faire et surtout celle de ne pouvoir t’aider. Je remontai dans ma chambre espérant que bien vite passeraient ces mornes années, alors qu’aujourd’hui souvent je me dis, qu’elles peuvent être les plus belles d’une vie. On devrait pouvoir se réjouir de jouer quelques instants avec son enfant. Mornes dimanches, mornes plaines familiales où le froid et le silence imposent la distance. Ce respect que l’on doit aux grands, trop occupés, nous qui errions comme des âmes en peine à la recherche d’un peu de vie, un regard, une parole, d’un père qui nous sourit !