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Un journal, des réflexions, des lecture, de la poésie et quelques envies

Paysan !

Publié le 25 Février 2021 par F. B.

Paysan !

23/02/21

 

Je regarde ce soir le documentaire Paysans sur France 2 et je sens en moi se dessiner les racines fragiles de ce que je suis vraiment. Je regarde ces images attentivement et j’ai parfois l’impression de voir défiler les photos de l’album de famille.

Paysan…

Cette « gueule » de pépé, le père José, lèvres serrées, mâchoires carrées, casquette vissée sur la tête, cette casquette qu’on ne le voyait jamais retirer, que je pensais, enfant, qu’il était né avec… Ces joues bouffies sur la fin de sa vie, striées de petites veines rosées éclatées… Et Marie C. juste à côté, toujours debout, toute de noire vêtue dans sa blouse… Ses grands cheveux blancs jamais dénoués, toujours ramassés en chignon. Marie C., qui ne semblait jamais vouloir s’asseoir comme cette femme du reportage qui témoigne et à qui on a appris que ce sont les fainéants qui restent assis. Marie C. debout dans sa cuisine à préparer le café… « le cafeu » comme elle dit. Vous allez bien boire un p’tit « cafeu », « je vais vous l’réchauffeu… »

            Ces hommes et ces femmes qui sont de notre famille et qui pourtant paraissent si éloignés aujourd’hui… Les images semblent sorties d’un autre siècle, d’une autre vie… Ces images représentent l’enfance de mes parents… Je vois ces gens qui fauchent, et ces enfants qui font les gerbes de blé, qui conduisent les vaches aux champs, et cet homme juché sur la charrette qui lui, entasse les gerbes qui lui sont lancées…ça fauche, ça herse, ça ramasse, ça se baisse, ça empile, ça engraine… Point de mécanisation à cette époque-là, de la transpiration et de l’huile de coude… Il fait chaud, tout le monde est à la tâche, les enfants aussi. Ce sont mes parents petits. Dans ces grands champs de blé si éloignés de la ville. Si on a pu retourner sur les lieux et donc imaginer, impossible en revanche de remonter le temps et de se représenter la campagne sans le bruit des moteurs. Impossible d’imaginer la campagne si peuplée. Comment se figurer le nombre de bras qu’il fallait pour ramasser toutes ces récoltes, sans moissonneuses batteuses.

            Je prends conscience en voyant ce documentaire de toute cette transformation qui s’est effectuée si rapidement. Elle vient m’interroger dans ma propre quête d’identité au plus profond, vraiment…

            Je ressens sur ces visages, sur ces figures, une gêne sous l’œil des caméras… Je revois dans ces regards, l’expression que je pouvais ressentir parfois dans ceux de ma propre famille, la honte d’être paysans. La honte de ses origines. Comme si ces hommes et ces femmes étaient les pestiférés de nos sociétés. Les anti-héros des temps modernes. La plupart ont d’ailleurs voulu partir, quitter ces campagnes de dur labeur, ces campagnes de malheur, pour aller travailler en ville, avoir un « emploi », une veste, des souliers…Quitter les sabots et le tablier. Même si les conditions salariales n’étaient pas mirobolantes, elles étaient toujours meilleures que le fruit du travail des campagnes. L’argent, le salaire, donnait l’illusion de l’émancipation. S’extirper de sa condition, de ses origines, s’extraire de ces fermes où l’on vivait entassés, dans des conditions de misère très souvent. Et cette honte des origines indélébile que l’on pouvait porter toute une vie. On le voit sur ces images, on sourit à moitié, on n’ose pas toujours s’exprimer… comme si l’odeur du fumier s’était incrustée, l’odeur des bêtes, de la grange, du foin que l’on vient de ramasser…tout ce qui pouvait fasciner l’enfant que j’étais…

            Je me rappelle avoir discuté avec mon cousin qui idéalisait la vie en ville, lui qui n’était jamais sorti de sa campagne, il nous sentait intelligents, alertes, cultivés…Immédiatement s’instaurait un complexe d’infériorité. Et ce complexe s’est communiqué.

            Nourris par des paysans qu’on préférait ne pas voir, qu’on aurait voulu cacher. Comme s’il fallait à ce moment-là, dans le désastre qu’ont pu représenter les années 80,  ces années étant le comble de la modernisation de cette société qui se mentait à elle-même sur tous les sujets, comme si il fallait oublier d’où l’on venait, qui on était. Bien sûr on le revendiquera vingt ans après, bien sûr on pourra l’assumer la cinquantaine passée, quand on sera bien surs de ne pas y retomber, de ne pas être « rappelés »… Mais tant que l’odeur nous colle à la peau, tant que l’on conserve le sourire édenté de ses origines, le regard fuyant, on préfère ne pas dire que nos parents sont paysans. Le complexe est immense, la honte nous poursuit toute la vie, elle transcende les générations. Honte de sa propre langue, de sa propre culture. Honte de ne pouvoir s’exprimer, de ne pas être compris. Quand la langue fait défaut, c’est tout un pan de l’humanité qui ne peut s’émanciper.

Ce ne sont que les bourgeois bien installés, à l’abri du besoin, qui revendiquent leurs origines paysannes avec fierté. Aujourd’hui on idéalise.

            « Paysan » c’est bien trop pour un seul homme. Quand est apparu le terme « Agriculteur », la pilule semblait un peu mieux passer. On était entré de plain-pied dans l’ère de la modernisation. Le temps où le monde paysan avait fait sa révolution. On avait enfin un métier, un salaire, comme les ouvriers des grandes villes. Nous aussi on avait fait rentré la mécanique dans les champs, nous aussi on savait s’agrandir, produire, rentabiliser. Fini les petites granges en bois, qui menaçaient de s’effondrer. On a cimenté, bétonné, fait de grandes allées où les tracteurs pouvaient passer. Les paysans ont alors goudronné jusqu’aux cours des fermes parfois. Comme pour oublier ce qu’était la terre, comme pour mieux se renier. On éloigne les odeurs, on enterre le lisier. On refait la stabulation. Ce sont à présent de grands sols carrelés. Fini la terre battue et l’odeur des cochons. On refait, on agrandit, on assainit. On met des colliers aux bêtes, des puces électroniques qui dosent les portions. Le soja venu des states a fait son entrée avec fracas. Le robinet du productivisme est ouvert en grand. On produit le double, le triple, on fait du chiffre. Nous aussi on entrait dans la comptabilité, la production. Nous aussi on avait à faire au marché. Tout le vocabulaire s’invitait. Ce n’était plus seulement un art de vivre, un rapport au monde, mais bien une activité qu’on était sommé de prendre au sérieux.

           

Mais « Paysan », c’était autrefois affronter le regard condescendant des filles de la ville d’à côté. Les voir parler sous cape, parfois se moquer. Pourtant elles étaient elles-mêmes d’origine paysanne mais elles savaient déjà très bien le cacher. Paysan c’est être simplet, inadapté, anti-moderne, cul terreux, sabots crottés. Alors non, on ne joue pas avec ses origines et on a du mal à assumer. On cherchera par tous les moyens à le faire oublier. Toujours l’impression d’usurper la place qui nous est donnée, toujours l’impression de ne pas mériter. Voilà ce que je porte encore en moi aujourd’hui au sujet de la paysannerie. Ce sentiment confus de ne pouvoir le revendiquer, ni même le visiter. Comme un secret.

           

J’entends dans ce documentaire tous les mots employés autrefois par mes parents. Ce fameux remembrement, cet arasement des talus. Ce temps où la Bretagne a définitivement perdu son âme. Ces temps où l’on a joué avec le feu, où l’on s’est cru démiurge, capable de toute reconfigurer comme une immense salle des machines, comme une immense usine, les paysages étaient devenus un espace de production à modeler. Fini les haies, fini les oiseaux et l’ombre des grands chênes. Bienvenue en rase campagne, bienvenue dans ces grandes prairies sans fin écrasées de soleil. Arrosées de pesticides et de produits phytosanitaires. Les représentants sillonnent les campagnes à grand renforts de discours productivistes et mirobolants. On fait sentir au paysan qu’il en aura pour son argent. Et il aime ça l’argent hein. On lui demande de considérer les bêtes non plus comme les bêtes du passé, les bêtes de son enfance, celles qui portaient un nom et qu’il menait aux champs : « Marguerite », « Reine », « Alizée », Non, non, non, trois fois non, faut pas s’y attacher. Elles ont des numéros, elles sont recensées, elles ont un ratio de lait à la journée, elles sont une ligne sur le carnet de comptabilité. Pas de sentiment. On est comptable, on est marchand. On entre de plain-pied dans la modernité. Pareils pour ce qui concerne les « espaces agricoles ». Bienvenue dans ces horizons où seules les moissonneuses batteuses au loin donnent un peu de relief à ces champs désespérés.

            La Bretagne, sa campagne, c’était aussi des petites fermes surpeuplées au début du siècle. Si aujourd’hui tout le monde est parti, c’était à l’époque de petites exploitations où tout le monde vivait entassé. On retrouve bien cela dans le reportage avec ces familles regroupant plusieurs générations. Supporter ses parents. S’entendre avec ses frères et sœurs. La fameuse « cohabitation ». Je suis ému de voir ce paysan se construire sa maison à l’écart de la ferme. Première marque d’indépendance. Pouvoir faire construire et s’offrir l’eau courante et l’électricité. Plus besoin de se laver avec ses parents dans la mare claire.

« Paysan » c’est affronter les colères de famille, les haines, les non-dits, les renoncements, les silences pesants. « Paysan » c’est s’exposer aux rumeurs, aux cancans, à tout ce qu’aiment raconter les gens. C’est entendre des histoires sans queue ni tête sur le voisin, sur ses habitudes, ses pratiques, c’est pouvoir se défouler, et faire passer ses nerfs sur la médisance qui fait du bien.

           

Et pour les jeunes, eh bien l’ennui le plus souvent. Le travail bien sûr, mais après…L’envie de partir, assurément. Et l’apparition des fameuses JAC. Ces jeunesses agricoles chrétiennes qui ont été une bouffée d’oxygène. On y joue au théâtre, on se raconte nos vies, on partage les soucis, on chante, on se réenchante, on se construit. On fait des voyages sur la côte, on va voir la mer, Dinard, Saint Malo. On s’émancipe. On dit du mal des parents. Ils sont loin, et ça, ça fait du bien.

           

Je sens en voyant ce reportage que je porte un peu en moi de ce monde. Je porte en moi un peu de ces racines chrétiennes paysannes. Et c’est difficile parfois car jamais elles ne se sont exprimées. Elles sont là, cachées, mais non définies. Je suis un peu du grand père Joseph, un peu du grand-père Marcel, un peu de leurs colères, de leurs angoisses, un peu de leur rire aussi.

Je porte en moi une « honte ancestrale » quelque chose de foncièrement inadapté. On aime à se souvenir des points forts, des réussites, des qualités. Mais il est pourtant nécessaire de commencer par les points de fragilité. J’ai parfois l’impression de porter en moi encore aujourd’hui ces « sentiments » de l’Epinais et de la Vallée. Ces coups de gueule, ces silences, ces secrets. Cette incapacité à exprimer parfois ce qui faisait souffrir Adélaïde ou Marie Colombel. Il me manque des archives, des souvenirs précis, une forme de récit. Quand on est enfant, on cherche toujours à atténuer. Tout s’est très bien passé. On nivelle la terre, on nivelle le champ, on fait disparaître les aspérités. « Tout ça c’est du passé, c’est oublié ». Pourtant des souvenirs reviennent parfois par effraction sur des colères magistrales, sur des coups de gueule légendaires. Des repas qui se terminent à couteaux tirés, obligés de sortir, obligés d’aller marcher. Des tensions, des rancœurs, et des douleurs qui restent. Ces douleurs qui persistent et signent. Seule l’écriture permet de renouer. Seule l’écriture tente parfois de visiter. L’écriture du reportage permet en cela d’apaiser. Elle permet de dire « Je vous vois. Je vois qui vous étiez ». Elle permet de se recréer une identité qu’on avait voulu trop vite oublier. Parce que c’était vous, parce que c’est moi aujourd’hui, a-t-on envie de crier. Il y a du même dans cette ipséité. On se construit « détachés », loin de tout, mais on est toujours rattrapé. La modernité a voulu cacher, aseptiser, faire oublier. Mais non. Ces mains calleuses, ces dos voûtés, ces moustaches tombantes, ces bérets reviennent au plus près. La terre battue et le parfum du cellier. Le goût du cidre et le cri du cochon que l’on saigne. Ce patois qui déraille et ces chants fredonnés. C’est tout cela qui brille en moi ce soir. C’est tout ce temps que je cherche en vain à remonter.

Paysan !
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