Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
beninfracas.over-blog.com

Un journal, des réflexions, des lecture, de la poésie et quelques envies

Eloge des voyages insensés Golovanov

Publié le 29 Septembre 2018 par Franck Benin

Eloge des voyages insensés Golovanov

« La capacité de mémoire de notre cerveau est énorme; mais si on y enfourne quotidiennement la masse d'inepties qui s'abattent sur l'homme incapable de résister à une telle pression, elle n'a plus les moyens de laisser patiemment mûrir la réflexion. Cette absence de réflexion individuelle est la plus dangereuse maladie de notre siècle. Nous allons tous bientôt devoir payer."

Golovanov est parti sur l' île arctique de Kolgouev, où vit le peuple nenets, en totale  déréliction. 

 

Extrait, au moment où il parle avec V. Kouzmitch pour voir comment arriver à destination (c'est très compliqué). (NB: la "racine d'or", c'est le ginseng de Sibérie), Kouzmitch essaie de le dissuader:

" - .... Ce n'est pas sur une carte que vous aller marcher, mais sur la terre! Et puis, sincèrement, tout ça, c'est dans quel but? Pourquoi voulez-vous aller là-bas? Je peux vous indiquer d'autres endroits...

 

Cher Viatcheslav Kouzmitch! Bonne question. Le but, c'est justement ce qui confère à cette histoire son impalpable grandeur. Ce but qui n'a pas de coordonnées géographiques précises, qui n'est pas matérialisé, doit cependant être atteint.

Je ne suis peut-être pas assez clair? Toutes les épices, les parfums odorants, les esclaves noirs, le bois d'acajou, tous les grains de cacao et de café, la soie, les fourrures, l'étain, l'or, l'ivoire de mammouth et d'éléphant à la recherche desquels l'humanité est partie, qui lui ont permis de faire ses découvertes géographiques et d'en tirer profit, expliqueraient peut-être mieux et de façon plus normale le but de cette expédition? Hélas, nos plans ne contiennent rien de tout cela! Il faut donc rappeler que l'expédition, nous l'avons dédiée au voyageur anglais Trevor-Battye, qui s'est rendu à Kolgouev, exactement cent ans avant nous, dans des circonstances qui, incontestablement, méritent à elles seules d'être contées. Le résultat du voyage de Trevor Battye fut un livre. Donc, le mot, le verbe. Si je vous dis, Viatcheslav Kouzmitch, que le but de notre expédition, c'est le mot, cela vous aidera-t-il à mieux comprendre? J'en doute. Je doute fort que vous connaissiez le rivage où le mot pousse comme la racine d'or- allez, vas-y, ne traîne pas, creuse, lave-la à grande eau, coupe-la et fais la sécher... Je doute fort que vous connaissiez un monticule du haut duquel, dans un coffret, ancien de préférence, se dissimulerait à notre intention une telle somme d'inspiration qu'elle suffirait à des dizaines d'écrivains. Tout ça, ce sont des bêtises, mais soyons francs, vous aussi, n'êtes-vous pas venu ici un jour à la recherche de ce qu'on ne peut expliquer de façon rationnelle à un étranger, que nous comprenons tous les deux et que nous désignons d'un unique vocable: "l’île"? Notre entreprise parait folle à bien des gens, et il faut avouer que ce jugement est parfaitement justifié. Parce qu'en comprendre les implications n'est pas donné à tout le monde. Ces condensations de significations multiples, ce minerai sémantique dont on tirera plus tard quelque chose de plus ou moins valable, encore faut-il le trouver! Je n'ai qu'une idée vague de l'endroit où il faut chercher et de la façon de s'y prendre: le résultat dépendra sans doute du chemin suivi. Mais dire où ce précieux verbe va se glisser et apparaître , dire ce qui le fera naître, j'en suis incapable. Une tempête se fracassant sur le rivage? Le bois argenté de vieilles croix au-dessus de tombes fouillées par les renards bleus? L'éloquence de la mort, les plaintes insensées des vivants? Le soleil tournoyant tel un poisson dans l'immensité du ciel, l'argile grise ou l'empreinte d'un canon de fusil rouillé dans son étui funéraire de mousse verte?  A moins que ce ne soit un chant nenets psalmodié d'une voix rauque par un vieillard aux dents noircies, le cri d'un grèbe annonçant la pluie, celui d'une mouette annonçant la faim ou le grincement nocturne des planches du pont sous les pas d'un ivrogne tournant dans une ronde sans fin en quête d'une gorgée de feu qui lui échappe, cachée, dissimulée , enfouie dans les strates épaisses de la duperie et de la ladrerie humaine? Ou encore nos propres pas, le poids de nos propres pas, notre propre respiration, chaude, haletante comme celles de vieux chevaux, notre sueur amère et le sel de cette sueur marquant nos vêtements ou bien nos yeux fermés comme ceux des morts? Je ne sais pas. Personne ne sait. C'est pourquoi je ne peux rien dire de précis sur le but de notre expédition: il apparaîtra lorsque tout ce qui va nous arriver, tout ce que nous allons vivre aura poli nos sentiments jusqu'à les rendre aussi limpides qu'un miroir. Vous saurez alors quel était notre but : un reflet."

 

Commenter cet article